Cet article aborde le sujet des « émissions financées », en le traitant du point de vue du capital investissement, c’est-à-dire de l’investissement au capital de sociétés non cotées. Pour aller plus loin, découvrez notre étude sur les liens entre investissement et décarbonation.
À propos des émissions dites financées
En tant qu’investisseur, votre métier consiste à allouer au mieux le capital qui vous est confié. Grâce à vous, grâce à votre métier, des entreprises peuvent grandir et durer. Du grand pouvoir dont vous disposez découlent de grandes responsabilités : à chaque fois que vous aidez une entreprise à développer ses activités, vous avez une responsabilité indirecte dans les activités en question. Vos décisions ne sont pas que des choix d’allocation, vos décisions ont des effets sur des secteurs tout entiers. En clair, il y a un lien entre vos financements et les émissions de gaz à effet de serre (GES) des entreprises que vous financez.
Comme les activités des entreprises que vous financez génèrent des émissions, vous pouvez vous attribuer une partie de ces émissions — au prorata de votre investissement dans telle ou telle entreprise. Dit autrement, les émissions causées par votre portefeuille d’investissement peuvent se retrouver dans votre propre comptabilité carbone. Quand c’est le cas, on parle alors d’émissions financées. Exemple : si vous détenez 10 % d’une entreprise qui émet 200 tCO2e par an, alors vos émissions financées s’élèvent à 20 tCO2e par an.
Voici comment fonctionne le calcul des émissions financées.
En faisant la somme de vos émissions financées, vous pouvez calculer l’empreinte carbone de votre portefeuille. C’est par exemple ce qu’on fait les trois sociétés de gestion suivantes en 2022 :
- Eurazeo : ~ 3 900 000 tCO2e d’émissions financées en 2022 (source) ;
- Argos Wityu : ~ 950 000 tCO2e d’émissions financées en 2022 (source) ;
- Astanor : ~ 10 000 tCO2e d’émissions financées en 2022 (source).
Pourquoi modéliser l’empreinte carbone de votre portefeuille
Les sociétés de gestion qui modélisent leurs émissions financées le font généralement pour l’une des trois raisons suivantes.
- Elles font le calcul pour « cocher la case ». L’article 29 de la loi Énergie Climat et son décret d’application, imposent à certaines sociétés de gestion — celles dont l’encours ou le bilan est supérieur à 500 millions d’euros — de suivre les incidences de leurs investissements sur le climat. Si cet article de loi ne concerne que les grosses sociétés de gestion en théorie, dans la pratique, toutes les sociétés de gestion surveillent leur empreinte environnementale — y compris celles qui ne sont pas concernées par l’article 29. Et pour cause : les souscripteurs de fonds demandent de plus en plus aux gérants de leur transmettre des données environnementales sur les entreprises en portefeuille.
- Elles font le calcul pour comprendre. Nous rappelons souvent à nos clients que le bilan carbone ne produit pas uniquement des chiffres abstraits qui viennent garnir des PDF coupés du réel. La mesure d’empreinte carbone renseigne aussi une entreprise sur son degré de dépendance aux énergies fossiles. Or en matière d’investissement, qui dit dépendance dit risque, par exemple risque juridique (taxe carbone), ou risque financier (baisse de valorisation ou de rentabilité).
- Elles font le calcul pour agir. En modélisant leurs émissions financées, les société de gestion peuvent encourager les entreprises qu’elles financent à se mettre au vert. Ces initiatives peuvent prendre la forme d’un bilan carbone, d’investissement dans des technologies bas-carbone (chauffage et transport), ou d’un ajustement du modèle d’affaires.
Comment calculer vos émissions financées
Si nous vivions dans un monde idéal, toutes les entreprises de votre portefeuille feraient leur bilan carbone chaque année. Et si c’était le cas, votre campagne de reporting ESG se bouclerait toute seule ou presque. Mais nous ne vivons pas dans un monde idéal. Votre cas est donc sans doute plus compliqué que ça.
Dans le monde réel, il y a toujours des entreprises qui n’ont pas de données carbone à fournir — pour la simple et bonne raison qu’elles ne les ont pas calculées. Pour combler les trous dans la raquette de votre côté, en tant qu’investisseur, vous devez donc modéliser les données carbones manquantes.
Question : comment estimer des émissions qui ne dépendent pas de vous et dont vous ne savez rien ou presque ? Réponse : en utilisant une méthode de modélisation d’émissions financées. Trois approches permettent de modéliser les émissions de gaz à effet de serre d’une entreprise financée. Voyons en quoi ces approches consistent.
Approche 1 : les proxys sectoriels
Il s’agit de la technique de modélisation la plus couramment utilisée par les sociétés de gestion. Elle consiste à définir, pour chaque secteur d’activité, l’intensité carbone monétaire moyenne des entreprises du secteur — intensité exprimée en kgCO2e par euro (€) de chiffre d’affaires.
L’approche des proxys sectoriels est une approche couramment utilisée en comptabilité carbone. On la retrouve dans la définition de facteurs d’émissions monétaires. Voici quelques exemples, tirés de la liste des ratios monétaires sectoriels de la base Empreinte de l’ADEME :
- Télécommunications : 170 kgCO2e/k€
- Hébergement et restauration : 320 kgCO2e/k€
- Produit agro-alimentaires transformés : 1 000 kgCO2e/k€
- Métaux (aluminium, cuivre, acier) : 1 700 kgCO2e/k€
Une fois que vous avez trouvé l’intensité carbone monétaire moyenne du secteur qui vous intéresse, multipliez cette intensité par le chiffre d’affaires de l’entreprise que vous étudiez — celle que vous avez en portefeuille. Et voilà. Votre calcul est terminé.
Pour que la méthode des proxys sectoriels soit pertinente, vous devez néanmoins respecter deux conditions :
- Les émissions de gaz à effet de serre de l’entreprise examinée doivent être corrélées à son chiffre d’affaires. Cette corrélation est par exemple forte dans le cas des entreprises manufacturières, dont les émissions sont un multiple du volume de produits fabriqués. Mais la corrélation entre émissions et chiffre d’affaires est beaucoup moins nette dans d’autres cas. Elle est par exemple faible dans le cas d’entreprises qui sont en phase d’amorçage et dont le chiffre d’affaires est nul pendant plusieurs années. La corrélation est également modérée dans le cas d’entreprises tertiaires, chez qui les émissions sont plutôt un multiple du nombre de salariés.
- L’activité de l’entreprise examinée doit correspondre à l’un des secteurs référencé dans la base de données d’intensités sectorielles. Nous vous conseillons de rechercher de la granularité dans la liste des secteurs. Par exemple, la base Exiobase propose 200 secteurs, alors que la base Empreinte de l’ADEME n’en propose que 35. Vous devez aussi associer une entreprise au secteur qui représente le mieux son activité — le code NAF peut vous y aider. Il est aussi possible que le code NAF dont vous disposez soit trop générique — cas du très répandu « 7010Z. Activités des sièges sociaux. » — ou que l’activité actuelle de l’entreprise examinée ne corresponde plus à son code NAF de départ, celui qu’elle a enregistré à son lancement.
Au-delà des bases de facteurs d’émissions monétaires en accès libre (Exiobase, Empreinte), il existe de nombreuses bases de données payantes. La plus utilisée par les sociétés de gestion est celle du Carbon Disclosure Project (CDP), qui centralise les bilans carbone de milliers d’entreprises — plus de 23 000. Ces entreprises sont à plus de 90 % des grandes entreprises. Ce point est important, car si vous cherchez à modéliser les émissions d’une startup ou d’une PME, alors les données portant sur des grandes entreprises ne vous éclaireront pas beaucoup. Le profil d’émissions d’une PME régionale d’agroalimentaire n’a pas grand-chose à voir avec celui de Danone ou de Lactalis, par exemple.
Si vous investissez dans des startups ou des PMEs, nous vous déconseillons d’utiliser les données du CDP. Nous vous déconseillons l’approche des proxys sectoriels tout court, pout tout vous dire. Utilisez plutôt l’approche des plus proches voisins.
Approche 2 : les plus proches voisins
La méthode des plus proches voisins consiste à extrapoler les émissions d’une entreprise financée en prenant comme référence une entreprise qui lui est proche, ressemblante. Pour que l’approche soit opérante, l’entreprise choisit comme référence devra :
- Ressembler à l’entreprise financée — en matière d’activité, de taille, de présence géographique…
- Avoir publié un bilan carbone de son côté.
Exemple : si vous cherchez à modéliser les émissions de Renault, vous pouvez vous appuyer sur les émissions déclarées par Peugeot et Citroën. Ces deux entreprises étant « voisines » de Renault, leurs émissions ont de bonnes chances d’être proches de celles du constructeur au losange.
Avec la méthode des plus proches voisins, on identifie des entreprises qui ressemblent aux participations en portefeuille, et on regarde si ces entreprises ont fait leur bilan carbone. Si c’est le cas, on utilise l’intensité carbone des entreprises voisines pour modéliser l’empreinte carbone de la participation examinée. L’intensité carbone sera ici exprimée en tonnes de CO2e par k€ de chiffre d’affaires ou en tonnes de CO2e par ETP.
La méthode des plus proches voisins permet de modéliser les émissions d’entreprises évoluant dans des secteurs très spécifiques, ou de niche, comme la blockchain ou l’imprimerie. Considérés comme exotiques, ces secteurs ne peuvent pas faire l’objet d’une extrapolation à partir de secteurs plus traditionnels.
Approche 3 : les volumes de production
Pour finir, vous pouvez modéliser vos émissions financées à partir des produits vendus par l’entreprise que vous examinez. Dans cas, vous laissez de côté le chiffre d’affaires et le nombre de salariés.
Prenez une entreprise fictive, VéloCiraptor, qui fabrique des vélos électriques. L’an dernier, VéloCiraptor a fabriqué et vendu 5 000 vélos. En tant qu’investisseur, vous avez accès à ce chiffre. L’empreinte carbone d’un vélo électrique moyen est de 262 kgCO2e. L’empreinte estimée de VéloCiraptor est donc de 5 000 x 262 = 1 310 000 kgCO2e. Voilà.
Sur le papier, c’est très facile, n’est-ce pas ?
Dans la réalité, les calculs sont souvent plus compliqués, car les entreprises qui ne vendent qu’un seul produit sont rares. Surtout, les bases de données environnementales ne sont pas assez exhaustives pour couvrir tous les types de produits qui existent sur la planète. L’approche des plus proches voisins fonctionne donc pour des entreprises ordinaires évoluant dans des secteurs courants, mais elle est inutilisable pour une entreprise de niche qui fabrique des produits de pointe.
Comparaison des trois approches
Proxy sectoriels
- Avantages : fonctionne dans tous les cas, rapide ;
- Inconvénient : n’est pas toujours représentative.
Plus proches voisins
- Avantage : est assez représentative ;
- Inconvénient : méthode chronophage.
Volume de production
- Avantage : est très représentative ;
- Inconvénients : pas toujours envisageable, chronophage.
Gardez en tête que vous pouvez combiner plusieurs approches pour couvrir toutes les entreprises de votre portefeuille. Vous pouvez par exemple utiliser l’approche des volumes de production sur les entreprises qui s’y prêtent, puis vous orienter vers l’une des deux autres approches pour le reste de vos investissements.
Toutes ces approches restent incertaines
Que vous choisissiez la méthode des proxys sectoriels, celle des plus proches voisins, ou celle des volumes de production, n’oubliez pas que les résultats que vous en tirerez comporteront une marge d’erreur élevée. Voyez-les plutôt comme des ordres de grandeur. Ces indications peuvent néanmoins vous indiquer si l’empreinte carbone annuelle de l’entreprise que vous examinez est plus proche de 100 tCO2e ou de 10 000 tCO2e — ce qui vous donnera de la matière pour la suite.
Pour suivre l’incertitude associée à vos émissions financées, nous vous recommandons d’utiliser le score de qualité de la donnée du référentiel PCAF (Partnership for Carbon Accounting Financials). Ce score se présente sous la forme d’une note allant de 1 à 5 — 1 étant la meilleure note, le signe d’une grande précision, et 5 étant le signe d’une forte incertitude sur les données.
Pour calculer votre score :
- Identifiez le score de qualité correspondant aux données carbone de chacune de vos participation — en vous servant de la nomenclature du PCAF ;
- Calculez le score de qualité global de vos données carbone, en prenant comme périmètre de calcul le fonds qui vous intéresse, ou votre société de gestion tout entière.
Une fois que vous avez votre note sur 5, voici comment l’interpréter. Si vous avez obtenu :
- 1 sur 5 : précision maximale. C’est le signe que vos participations ont calculé leurs données carbones et que leurs résultats ont été vérifiés par un tiers.
- 2 sur 5 : précision forte. Vos participations ont calculé leur données carbones, mais ces calculs n’ont pas fait l’objet d’une vérification par un tiers.
- 3 sur 5 : précision moyenne. Vous avez modélisé vos données au moyen d’une approche physique.
- 4 sur 5 et 5 sur 5 : grande incertitude. Vous avez modélisé vos données au moyen d’une approche monétaire, en passant par des proxys sectoriels ou par la méthode des plus proches voisins — deux instruments moins précis que l’approche physique.
Avec le score du PCAF, vous pourrez appréhender plus facilement l’incertitude associée à la mesure de vos émissions financées. Surtout, vous obtiendrez un indicateur de pilotage sur lequel vous aurez des leviers d’action, comme recommander (ou financer) un bilan carbone à une participation.
Au-delà du chiffre
Nous venons de voir comment modéliser un chiffre unique, qui correspond aux émissions annuelles de gaz à effet de serre (tCO2e/an) d’une entreprise en portefeuille. Si vous êtes curieux, vous vous demandez probablement s’il est possible d’aller plus loin.
Pourriez-vous, par exemple, modéliser la distribution des émissions d’une entreprise, c’est-à-dire la répartition de ses émissions selon de grandes catégories — achats, déplacements, énergie, etc.) ?
La réponse est oui.
Essayons de modéliser le profil d’émissions d’une entreprise du secteur « fabrication de préparations pharmaceutiques ». À partir des publications de la base BilanGES de l’ADEME, on peut obtenir le graphique suivant.
Ce qui donne le profil d’émissions suivant.
Vous voyez ici que, pour un laboratoire pharmaceutique, les achats de biens et de services constituent la principale source d’émission de GES. À l’inverse, l’énergie utilisée par ces entreprises à une incidence relativement marginale sur leurs émissions.
Répliquez l’exercice sur tous les secteurs d’activité de votre portefeuille d’investissement et vous obtiendrez les profils d’émission de toutes vos participations. Cela vous sera utile pour comprendre les sources d’émissions les plus importantes et en parler aux dirigeants des entreprises concernées, sans attendre qu’ils fassent leur propre bilan carbone.
Nos conseils pour vous lancer
- Lancez-vous. Calculer des émissions financées au travers des proxy sectoriels est relativement simple. Vous avez une heure devant vous ? Allez-y, ça suffit.
- Gardez-en tête qu’il s’agit d’extrapolations. La mesure des émissions financées repose sur des méthodes de modélisation présentant un degré d’incertitude élevé.
- Embarquez vos participations. La modélisation est un point de départ. Charge ensuite à vos participations de l’affiner en utilisant des données réelles et exhaustives — bilan carbone ou analyse de cycle de vie.
- Capitalisez sur l’exercice mené. Au-delà du reporting, la modélisation des émissions financées peut vous permettre d’éclairer des décisions stratégiques pour accompagner la décarbonation de votre portefeuille. À la lumière de vos modélisations, vous allez par exemple pouvoir aider en priorité telle participation à décarboner ses activités, laisser telle autre participation tranquille, et ainsi de suite. Pour ça, vous devez compléter vos modélisations par des analyses qualitatives sur votre portefeuille — risques et opportunité, éligibilité à la Taxonomie…
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